Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
L’auteur du très remarqué roman Zone, couronné par les prix Décembre et Livre Inter, nous sert, en cette rentrée littéraire, une œuvre aux antipodes de ce qui avait fait courir sa plume dans son texte précédent. Nous sommes à Constantinople en 1506. Michel-Ange, furieux contre les humeurs du Pape, quitte l’Italie à l’invitation du sultan Bajazet qui le sollicite pour la création d’un pont sur la Corne d’Or. Avant lui, son ainé et rival Léonard de Vinci, sur le même projet a planché. Et échoué. Son idée de pont n’ayant pas eu l’heur d’agréer au sultan.
Sur ces bases historiques réelles, Mathias Enard déroule la pelote d’une écriture chatoyante, érudite et raffinée, tissant un récit où la noblesse de Bajazet est discrètement mise en relief, où le génie du maître italien est croqué par touches savantes, où la pensée verticale de l’art est approchée magnifiquement.
La métaphore, naturellement, est évidente : édifier un pont entre les civilisations, le musulman convoquant le plus grand artiste européen de l’époque pour jeter une voie sur la Corne d’Or. Mais au-delà de la belle métaphore, le lecteur peut s’interroger sur les raisons qu’a eu Mathias Enard, que l’on sait érudit, préoccupé par le grand mouvement de l’Histoire, par la violence du réel moderne, de nous offrir, l’air de rien, cette rêverie située au XVI ème siècle.
Faut-il, pour goûter ce roman, se plonger dans le contexte de l’époque ?
Quelques phrases, dont celle-ci, nous invitent à deviner le dessein de cette œuvre forte : « Autour de l’ancienne église italienne de Saint-Dominique transformée depuis une dizaine d’années en mosquée se trouve le quartier andalou, où se sont installés les expulsés de Grenade ; le sultan a chassé les dominicains de leur couvent pour l’offrir aux réfugiés, en compensation de la brutalité des Rois Catholiques ». Ou celle-ci : « Le 14 septembre 1509, au moment même ou Michel-Ange débute le chantier de la chapelle Sixtine, un terrible tremblement de terre frappe Istanbul. (…) L’enduit qui recouvre les mosaïques byzantines de la basilique Sainte-Sophie tombe, révélant les portraits des évangélistes, qui protègent si bien les églises, disent les chrétiens, que pas une seule n’est touchée. » Ou encore : « Combien faudra-t-il d’œuvres d’art pour mettre la beauté dans le monde ».
Les ponts entre les civilisations, sans doute sont-ils à construire dans les cœurs. Car les éléments dispensés sur la carte romanesque par Enard parlent sans discourir ni expliquer. Michel-Ange commence à peindre son chef d’œuvre absolu au plafond de la Sixtine lorsque le pont commencé pour le sultan s’écroule. Les Evangélistes réapparaissent dans ce même mouvement de tremblement. Il y a des gouffres qu’aucun pont ne saurait combler, fut-il animé des intentions les plus pures.
Ce roman de Mathias Enard est un petit bijou d’élégance intellectuelle, une épée dissimulée dans l’étincellement d’un fourreau de bienveillance à l’égard des peuples, et de lucidité vis-à-vis d’un monde, et d’une langue.
Gwen Garnier-Duguy
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