Michel-Ange, architecte à Constantinople
Mathias Enard (Zone, Actes Sud 2008, Prix Décembre et Prix du Livre Inter) a décidément la cote. Son nouveau roman, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants a obtenu mardi le Prix Goncourt des lycéens. Certes, il est bien écrit. Certes, le fait historique tiré de l’oubli vaut le détour (le séjour de Michel-Ange à Constantinople en 1506 à l’invitation du sultan Bajazet pour construire un pont sur la Corne d’Or) et certes l’ensemble est ciselé comme une belle pièce de joaillerie. Mais on reste malgré tout sur sa faim. Comme si l’auteur s’était laissé enfermé dans ses propres stratagèmes. Michel-Ange donc. Le livre s’ouvre sur une apostrophe mystérieuse et envoûtante, d’emblée. Une femme ou un homme, on ne sait pas encore, s’adresse à un homme (on devine Michel-Ange): il y est question de passion, de taverne, de gloire et d’impossible consolation. Car le voyage,véridique, du peintre de la Renaissance italienne à la cour ottomane sera un échec. Et étrangement, dans la relation même de ce séjour, largement imaginé quoique appuyé sur des sources exposées à la fin, l’auteur perd le souffle initial. Et l’on ne se sent pas vraiment concerné par ces tribulations ottomanes.
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Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants de Mathias Enard – Le génie et la beauté
13 mai 1506. Laissant derrière lui Jules II, pape guerrier, orgueilleux et mauvais payeur, ainsi que l’œuvre qu’il a entamé pour ce dernier à Rome, Michelangelo Buonarroti débarque à Constantinople invité par Bayezid le Juste1. Le sultan propose au sculpteur de génie une somme faramineuse pour qu’il lui dessine un pont reliant les deux rives du Bosphore. Monumental et enrichissant projet que Michel-Ange accepte afin de fuir l’Italie et ses tracas, mais aussi par défit : avant lui, le dessin de Léonard De Vinci a été refusé par le sultan…
Au-delà du plaisir que le lecteur, amateur d’art ou non, peut ressentir à la découverte des aventures stambouliotes de Michel-Ange, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants interpelle le mythe, l’imaginaire et le fantasme orientaliste à la manière du Salammbô de Flaubert. Le voyage, les riches et équilibrées descriptions, le caravansérail, les danses androgynes, tout concourt au ravissement des sens. Et le trouble que ressent Michel-Ange face à ces beautés, proche, par procuration, de celui qui gagne le lecteur, semble être le miroir du plaisir que fut l’écriture de ce texte par son auteur. En cela, le roman de Mathias Enard est déjà une réussite.
Mais, outre les indications apportées, ou en tout cas suggérées, en matière d’Histoire de l’art (telle exécution qui influença Michel-Ange pour sa scène de David et Goliath ; telle ornementation que l’on retrouvera « dans un recoin de la chapelle Sixtine quelques années plus tard »), Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants est un livre aux multiples lectures, un roman à plusieurs visages. Le lecteur est dans un premier tant frappé par le jeu des oppositions qui s’y développe. Des oppositions qui tiraillent le personnage de Michel-Ange dans ses choix : pape/sultan ; chrétien/musulman ; guerre/poésie ; orient/occident ; homosexualité/hétérosexualité… De fait, l’édification de ce pont apparaît dans le récit comme la métaphorique solution pouvant atténuer les frictions qui hantent le sculpteur, tandis qu’elle semble être chez l’auteur un utopique désir de lier deux mondes antinomiques.
Parmi ce que nous appelons, faute de mieux, ces oppositions, l’une d’entre elles va prendre le dessus dans le roman, non pas en terme de complexité, mais parce qu’elle offre les plus belles pages du livre, le cœur même du récit. Il s’agit de l’amitié aux résonances homosexuelles entre Michel-Ange et le poète de la cour, Mesihi, qui lui tient compagnie et lui sert de guide. La beauté des liens qui vont se tisser entre les deux hommes est abordée par Enard de façon magistrale, esquissant des possibilités, évoquant la naissance du désir sans charger le texte. L’auteur brouille d’ailleurs les pistes jusqu’à ce que le discours de la belle danseuse qui se retrouve dans le lit du sculpteur puisse être celui que le poète Mesihi tiendrait si seulement… Et pourtant, cette fameuse danseuse qui fascina Michel-Ange le sobre, un soir où celui-ci accompagna Mesihi le buveur dans les tavernes, cette danseuse qui rend jaloux le poète n’ignore pas ce que le sculpteur ne voit pas : « Ce n’est pas moi que tu désires. Je ne suis que le reflet de ton ami poète, celui qui se sacrifie pour ton bonheur. » Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants débute par un extrait emprunté au livre de Rudyard Kipling, Au hasard de la vie : « Puisque ce sont des enfants, parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. » Et Enard a bien suivi ce qui peut apparaître comme une méthode pour raconter une histoire, faire un roman. D’ailleurs, en son sein, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants est également une réflexion sur l’art de conter. Les nombreux et très beaux chapitres qui s’intercalent dans le récit pour faire entendre la danseuse, telle Shéhérazade, narrer à un Michel-Ange prostré contre son corps, silencieux, « fermé comme un coquillage », des contes et des légendes des princes de l’Orient, sont autant de conseils donnés à l’écrivain afin qu’il réussisse à raconter son histoire de sultan, de guerre, d’amour et de voyage. Ce que Mathias Enard réalise brillamment.
http://rhinoceros.eu/2010/08/parle-leur-de-batailles-de-rois-et-d-elephants-de-mathias-enard/
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