« Dix-sept grandes statues de marbre, des centaines de mètres carrés de fresques, une chapelle, une église, une bibliothèque, le dôme du plus célèbre temple du monde catholique, plusieurs palais, une place à Rome, des fortifications à Florence, trois cent poèmes, sonnets et madrigaux, autant de dessins et d’études, un nom associé à jamais à l’Art, à la Beauté et au Génie
» : voici l’inventaire précis que dresse Mathias Enard des réalisations de Michel-Ange, le peintre, l’architecte, le sculpteur de la Renaissance – s’il fallait encore le présenter.
Car Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants traite bien de Michel-Ange, de son supposé séjour à Constantinople, en 1506, alors qu’il fuit le pape Jules II pour lequel il dessinait le plan d’un tombeau – le tout, sans avoir touché un sou. Las, le célèbre sculpteur de David répond à la proposition du sultan Bajazet de venir construire un pont qui enjamberait la Corne d’Or. Mais ce n’est pas pour découvrir les rives du Bosphore que l’artiste s’engage : flatté de passer après Leonard de Vinci, dont le projet fut refusé, c’est l’appât du gain et de la célébrité mondiale qui le jette dans le dédale des rues de Constantinople.
Mathias Enard dresse le portrait d’un homme vaniteux, orgueilleux, colérique, névrosé, solitaire, manquant cruellement d’assurance : « c’est peut-être dans la frustration qu’on peut trouver l’énergie de son art
» nous dit-il. Il préfère gratter la couche de vernis surplombant la légende pour mettre le doigt sur l’humanité de l’artiste plutôt que de combler d’éloges un être supposé supérieur. Ses problèmes d’argent, ses sautes d’humeur, ses angoisses, sa peur maladive du complot, ses pannes d’inspiration, sa propre condition d’homme sont autant de palettes avec lesquelles Mathias Enard compose des chapitres, qui constituent autant de voies de passage entre l’homme et l’artiste. Tout le projet d’Enard tient peut-être dans cette phrase: « le sculpteur sans égal, futur peintre de génie et immense architecte n’est plus qu’un corps, tordu par la peur et la nausée
». Michel-Ange dans sa condition humaine, avant tout.
Enard nous confirme, à la fin de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (mais on l’avait quand même bien deviné) que le roman n’est pas précisément un récit historique. Il s’est pourtant appuyé autant qu’il le pouvait sur des vérités : ainsi, il traduit des lettres, reproduit des dessins, s’appuie sur la biographie de Michel-Ange par Ascanio Condivi, mais c’est ainsi, « pour le reste, on n’en sait rien
». A partir de là, Mathias Enard peut nous emmener là où bon lui semble, la fiction peut s’emparer des faits dans les règles de l’art.
Alors, l’auteur livre Michel-Ange aux assauts de l’amour, qui le laissent de marbre. Les affres du désir. Avec une écriture et un style sensuels, Mathias Enard donne vie à un être androgyne, à un poète transi d’amour pour le sculpteur, qui sont l’occasion de multiplier les points de vue, de raconter d’autres histoires, à propos de batailles, de rois et d’éléphants, qui comptent parmi les passages les plus lyriques du livre, les plus jouissifs, de ceux qui laisseront un souvenir impérissable: « Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l’amour ; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage
».
Même les descriptions de cette ville aux saveurs colorées qu’est Constantinople sont emplies de lyrisme, d’une force poétique : « la Corne d’Or se perd dans des méandres de brume obscure, et, à l’est, le Bosphore dessine une barrière grise dominée par les épaules sombres de Sainte-Sophie, gardienne du fossé qui les sépare de l’Asie
».
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